Quand c’est la sécurité
qui fait peur
Publié dans research*eu, Dossier spécial sécurité, n°60, Juin 2009 - Read the English version
La sécurité est au sommet de tous les agendas politiques. Mais quid du respect des libertés individuelles essentielles au fonctionnement démocratique? Pressée de rassurer ses populations – et de dégager un avantage technologique compétitif –, l’Union n’a pas encore clairement déterminé sa ligne de conduite. Comme souvent, la technique avance mais la réflexion sur ses abus potentiels est à la traîne. Un déficit que la Commission tente à présent de combler, notamment en s’appuyant sur l’apport des sciences humaines
La sécurité est au sommet de tous les agendas politiques. Mais quid du respect des libertés individuelles essentielles au fonctionnement démocratique? Pressée de rassurer ses populations – et de dégager un avantage technologique compétitif –, l’Union n’a pas encore clairement déterminé sa ligne de conduite. Comme souvent, la technique avance mais la réflexion sur ses abus potentiels est à la traîne. Un déficit que la Commission tente à présent de combler, notamment en s’appuyant sur l’apport des sciences humaines
Depuis le 11 septembre 2001, date de l’attaque des tours du World Trade Center, une frénésie sécuritaire s’est emparée du monde. Cet attentat, suivi peu après par ceux de Madrid et de Londres, a contribué à accroître la peur au sein du public. Et peut-être est-ce l’irrationalité inhérente à ce sentiment qui a engendré la mise en place de nouvelles mesures de sécurité – comme le Patriot Act américain – préjudiciables à l’égard de nombreux droits fondamentaux essentiels à nos démocraties.
Face à cette menace diffuse, la Commission européenne réunissant sous le vocable «sécurité» la prévention d’un vaste ensemble de risques de nature et d’origine très différentes (catastrophes naturelles, terrorisme, régulation de l’immigration illégale ou encore sécurité des infrastructures informatiques), les solutions techniques se sont imposées comme des alliées incontournables. «Les choses sont allées très vite depuis 2001. Il y a eu une pression politique énorme, tant internationale que citoyenne, pour que s’organise rapidement une réponse aux menaces sécuritaires. La Commission a réagi avec beaucoup de compétence, certes, mais cet empressement a tout de même contribué à obscurcir l’agenda de recherche relatif à la sécurité», explique J. Peter Burgess, chercheur du Peace Research Institute – PRIO (NO). «Le champ des menaces désignées par la Commission pour ce nouveau thème est si hétérogène que l’identification des impacts et des implications éthiques des différentes technologies concernées est extrêmement fastidieuse.»
La longueur d’avance technologique
J. Peter Burgess coordonne actuellement Inex(1), un projet financé sous le portefeuille «sécurité» du 7ème programme-cadre (PC7). Cette recherche tente de déterminer les implications éthiques de l’évolution récente des stratégies de sécurité, une évolution notamment caractérisée par un rapprochement progressif des politiques de défense et de sécurité intérieure. «Notre but est de remettre l’homme, le citoyen, au centre de la sécurité. En effet, comme c’est souvent le cas, l’innovation devance largement le législatif. Ainsi, il arrive que de nouveaux dispositifs de sécurité apparaissent sans qu’une étude n’ait réellement évalué de manière exhaustive les implications éthiques et légales de leur implantation», poursuit J. Peter Burgess. «La Commission semble être attentive à cet état de fait, vu que le deuxième appel d’offres sécurité du PC7 comprend plus de projets de sciences humaines portant sur ces questions.De même, le Forum européen pour la recherche et l'innovation en matière de sécurité (ESRIF), mis en place en septembre 2008 afin de développer la stratégie de recherche en matière de sécurité de l’Europe dans une optique de partenariat entre le privé et le public, comprend un groupe de travail sur l’éthique. Malgré tout, beaucoup de recherches restent à être conduites pour encadrer strictement l’utilisation de ces nouvelles technologies. Les sciences humaines et le législatif se trouvent clairement dans une phase de rattrapage par rapport aux solutions de sécurité.»
Christiane Bernard, responsable des aspects éthiques au sein de l’unité «Recherche et développements liés à la sécurité» de la Direction générale Entreprises et industrie de la Commission, acquiesce mais se veut rassurante: «Il est vrai que l’éthique souffre d’un certain retard par rapport aux avancées technologiques. Mais la Commission veille tout de même particulièrement à ce que les projets «sécurité» soient développés en respect des droits individuels et des libertés. La conformité éthique est d’abord étudiée en amont, lors de la sélection des projets(2), puis à mi-parcours, lors du passage en revue du rapport à moyen terme et finalement en aval, au cours de l’évaluation des résultats de la recherche. En règle générale, la Commission veille aussi à ce qu’un comité d’éthique soit systématiquement intégré aux projets les plus sensibles, pour permettre aux chercheurs de développer des technologies en accord avec les libertés individuelles.»
Rattraper le retard…
Les problèmes éthiques s’avèrent particulièrement aigus lorsqu’on se penche sur les technologies de surveillance. Caméras équipées de programmes de reconnaissance faciale, dispositifs informatiques capables d’intercepter appels téléphoniques et e-mails, radars permettant de voir à travers les murs, bases de données…Quid du droit au respect de la vie privée? Les chercheurs de Prise(3), un des seuls projets de sciences humaines lancé dans le cadre de l’Action préparatoire de recherche en sécurité (PASR) qui a précédé le lancement de la thématique sécurité du PC7, ont élaboré une méthodologie afin de garantir l’adéquation entre les solutions de sécurité et ce droit fondamental tout au long du développement. «Il est dans l’intérêt des industries impliquées dans les recherches de ce type de respecter les libertés individuelles en vue de s’assurer l’adhésion de la société civile. Sans quoi, ces technologies risquent de ne jamais être implantées, ce qui représente un solide manque à gagner», souligne Walter Peissl, directeur-adjoint de l’Institute of Technology Assessment (AT), le centre de recherche en charge de la coordination de Prise.Une consultation a notamment été conduite dans le cadre du projet pour en savoir plus sur les limites posées par les citoyens aux technologies de sécurité. Les participants se sont largement accordés à dire que la menace terroriste ne justifie en aucun cas une restriction du droit à la vie privée et que les dispositifs permettant une incursion au sein de la sphère physique intime sont intolérables. De même, le danger du détournement des technologies de sécurité à des fins criminelles ou non respectueuses des droits fondamentaux a été souligné et l’utilisation d’une technologie ou de données personnelles à d’autres fins que celles pour lesquelles elles ont été implantées ou récoltées a été jugée inacceptable. En règle générale, les répondants ont finalement estimé que le recours aux dispositifs de sécurité doit être strictement encadré par le pouvoir judiciaire.
…avant qu’il ne soit trop tard?
«La consultation rassemble les avis de 160 personnes qui ont été bien informées sur les questions relatives au développement de la sécurité en Europe. Elle ne représente donc en aucun cas l’ensemble des citoyens européens», explique Walter Peissl. «Mais elle permet néanmoins d’obtenir des éclairages pertinents sur les attentes du public en matière de sécurité.» Ces résultats, complétés par une étude de la législation relative au respect de la vie privée ainsi que d’autres droits fondamentaux susceptibles d’être affectés par les technologies de surveillance, ont permis aux chercheurs d’élaborer deux grilles d’analyse, une pour les responsables des propositions de recherche, une autre à l’attention des évaluateurs de la Commission. Objectif? Développer des dispositifs de surveillance conformes aux règles de droits relatives aux individus.Un outil indispensable, en somme, si l’on souhaite maintenir les intérêts des citoyens au cœur du développement de nouvelles solutions de sécurité. Cependant, la méthodologie de Prise n’a pas été utilisée lors de la mise en œuvre du portefeuille sécurité du PC7. «Normal», affirme Christiane Bernard: «les résultats de ce projet viennent tout juste d’être remis et doivent encore être approuvés par la Commission.»
En attendant, l’écart entre technologie de sécurité et droits fondamentaux semble se creuser inexorablement. La sphère intime, pourtant désignée par les participants de la consultation de Prise comme une limite que les technologies de sécurité ne peuvent franchir, n’a pas empêché certains aéroports européens, dont Luton (Londres) et Schiphol (Amsterdam) d’implanter des scanners corporels permettant de voir à travers les vêtements des passagers…
Julie Van Rossom
- Converging and conflicting ethical values in the internal/external security in continuum in Europe.
- Voir «La fin des savants fous?», page 30.
- Privacy enhancing shaping of security research and technology – A participatory approach to develop acceptable and accepted principles for European Security Industries and Policies.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire