La face cachée de la Terre
Publié dans research*eu, Edition spéciale mer et océans, Décembre 2007 - Read the English versionL'exploration récente des grands fonds suscite autant d'interrogations qu'elle ne dévoile de secrets. Recèlent-ils de nouvelles ressources exploitables? Les pollutions et le changement climatique altèrent-ils leurs écosystèmes uniques? Et comment les préserver? Autant de questions auxquelles les scientifiques comme ceux du projet Hermes(1) commencent à répondre.
Montagnes, volcans, canyons, sources hydrauliques…La représentation du relief sous-marin, tant dans l'esprit du profane que dans la littérature océanique traditionnelle, ne reflète guère toute sa diversité et sa complexité. Varié de par la multitude de structures propres au monde benthique(2) et complexe de par les systèmes qui les régissent, ces écosystèmes sont, de surcroît, interdépendants, ce qui complique énormément la tâche des scientifiques. A l’heure actuelle, les études en sont à appréhender, séparément, les spécificités propres à chaque partie du relief sous-marin. Car même si mers et océans couvrent 70% du globe terrestre, on ne connaît qu'à peine 1% des êtres qui les peuplent.
Vivre en marge des continents
Les océanographes s’intéressent de près aux marges continentales, les pentes escarpées situées à la frontière des plateaux continentaux et des plaines abyssales. Lieu de rencontre entre les plaques continentale et océanique, les marges continentales sont parsemées de failles à travers lesquelles s’échappent de nombreux gaz, principalement du méthane. Elles sont aussi le point où les sédiments terrestres déversés par l’embouchure des fleuves ou par les courants marins s’entassent avant de chuter dans les abysses. Contrairement aux plaines abyssales où la vie est rare, de nombreux organismes colonisent les pentes du talus continental, et se nourrissent notamment de la matière organique contenue dans les sédiments qui la recouvrent. Autant d’écosystèmes uniques, très fragiles car spécifiquement adaptés aux grands fonds, lieux extrêmes où la luminosité est faible, la température basse et l’oxygène rare.Toute variation subite de ce biotope risquerait d’effacer une myriade d’organismes, souvent inconnus, de la surface de la Terre. «Les industries pétrolières et le secteur de la pêche convoitent de plus en plus les fonds marins, du fait de l’amenuisement des ressources disponibles dans les endroits plus accessibles. Il est donc urgent de mieux comprendre le milieu benthique afin d’évaluer sa fragilité et, à terme, pouvoir proposer des modes d’exploitation durable aux responsables politiques», déclare Philip Weaver, chercheur au National Oceanography Center of Southampton - NOCS (UK) et coordinateur du projet européen Hermes, une plateforme scientifique multidisciplinaire destinée à étudier les marges continentales européennes. Un défi particulièrement aigu pour l’Union et ses trois millions de km² de marge continentale. Devant l’étendue de la tâche, les chercheurs de Hermes se concentrent sur sept zones stratégiques, considérées comme des ‘points chauds’ au niveau écologique.
Le Grand Canyon du Portugal
Parmi ces zones figurent les canyons portugais. Nazaré, un gigantesque canyon au large du Portugal, s'étale sur quelque 250 km, ce qui permettrait presque de le comparer à son cousin américain du Colorado. Sa profondeur atteint 5 000 m par endroit. Nazaré constitue une des ultimes étapes pour les sédiments terrestres transportés vers les plaines abyssales, situées en aval du talus continental. Les organismes vivant dans les abysses dépendent largement de cet apport sédimentaire, car il charrie une quantité importante de matière organique.Le mécanisme propre à ce phénomène est simple, mais efficace: les sédiments s’accumulent au sein du canyon, et créent, au fil du temps, de gros talus. Plus les dépôts de sédiments se succèdent, plus les talus deviennent instables. Lorsqu’ils s’effondrent, suite à un événement géologique comme un tremblement de terre, ou par simple perte d’équilibre, ils créent de véritables avalanches sédimentaires appelées courants de turbidité. Poussées par la gravité, de grandes colonnes d’eau remplies de sédiments défilent alors au fond du canyon, et finissent leur course à son embouchure, formant un cône bathyal ou éventail sédimentaire. Les sédiments parcourent ainsi de longues distances à une vitesse pouvant atteindre plusieurs dizaine de km/h. La force de ces courants, dont la fréquence varie selon le canyon (environs tous les 400 ans dans le cas de Nazaré), est capable de briser des câbles de télécommunications sous marins ou encore d’arracher des stations d’observation amarrées aux flancs du canyon par les scientifiques. «Les courants de turbidité creusent les canyons et ravagent tout sur leur passage. Nous tentons de déterminer la capacité des écosystèmes à se remettre de tels événements. Ceci nous permettra d’évaluer l’impact des différentes activités humaines pouvant être mises en place autour des canyons», ajoute Philip Weaver.
Volcans de boue
L’accumulation des sédiments au pied des talus continentaux sont à l’origine d’un autre phénomène géologique caractéristique des marges continentales. De grandes quantités d’hydrocarbures s’échappent des fonds marins, via de simples cheminées gazeuses, des pockmarks(3) ou encore des volcans de boue. Les scientifiques nomment ces épanchements suintements froids, en opposition aux sources hydrothermales, très chaudes, présentes à proximité des dorsales océaniques où l’activité volcanique est intense. «Ces émanations, principalement constituées de méthane, résultent de la décomposition de la matière organique retenue dans les sédiments ou peuvent trouver leur source à plus grande profondeur dans les réservoirs pétroliers. Le méthane, ainsi que l’eau contenue dans les sédiments, se retrouvent enfermés sous la couche sédimentaire, et, sous l’effet de la pression, s’échappent à travers les fissures des fonds marins», explique Jean-Paul Foucher, coordinateur de la partie suintements froids pour Hermes et chercheur au département Géosciences marines de l’Ifremer (4). «A l’heure actuelle, nous tentons de répertorier et de mieux comprendre les volcans de boue, leurs rejets parfois très abondants de gaz et d'eau, ainsi que l’écosystème particulier qui les caractérise».Une multitude d’organismes peuplent ces structures atypiques dont l’inventaire s’enrichit continuellement grâce au progrès de la cartographie sous-marine. Une mission s'est récemment achevée dans le Golfe de Cadiz sur le James Cook, un bateau océanographique appartenant au NOCS. Mais bien d’autres expéditions organisées dans le cadre de Hermes ont en ligne de mire les volcans de boue sous-marins, dont l’un des plus impressionnants, Häkon Mosby, gît à 1100 m de fond au large de la Norvège. «Depuis une dizaine d’années, on observe une activité de dégazage exceptionnelle à la surface du Häkon Mosby. Ce volcan de boue fait l’objet d’observations répétées en vue de comprendre mieux ses soubresauts ainsi que l'écosystème qui le caractérise. Sur le Häkon Mosby, comme sur d’autres volcans de boue ou pockmarks, une partie du méthane émis est piégé sous forme de cristaux d’hydrate, un mélange solide de gaz et d’eau, qui pourrait constituer une source d’énergie énorme pour le futur tout en représentant un danger potentiel du fait du réchauffement des océans(5).»
Les habitants de l'extrême
Comment fonctionnent les volcans de boue? A quelle profondeur se trouve la source de ce vomissement ponctuel d’eau, de méthane et d’autres gaz? Comme le remarque Jean-Paul Foucher, «chaque volcan est différent, la tâche des scientifiques est donc énorme. Mais ce type de structure est le lieu de vie des extrémophilesdont la principale source d’énergie n’est pas la photosynthèse mais la chimiosynthèse, la production d’énergie à partir des composants chimiques des fluides froids, principalement le méthane.» Cette faune atypique et l’activité microbienne intense consomment une bonne partie du méthane émis par les sources de fluides froids. Le reste est digéré au sein de la colonne d’eau. Mais les chercheurs redoutent les impacts du changement climatique sur le biotope propre aux suintements froids, car si les extrémophiles venaient à disparaître, la libération massive dans l’atmosphère du gaz non consommé pourrait avoir des conséquences désastreuses. Le méthane détient en effet un pouvoir de réchauffement global (PRG) 23 fois supérieur à celui du CO2, ce qui en fait un puissant gaz à effet de serre.L'étude de ce biotope ajoute aux connaissances encore lacunaires des interactions entre océans et atmosphère et surtout confirme leur influence déterminante sur le climat. Anticiper l'évolution de celui-ci passe nécessairement par une étude plus minutieuse des phénomènes marins, notamment ceux qui régissent ce côté obscur de la planète que sont les grands fonds.
Julie Van Rossom
- Hotspot Ecosystem Research on the Margins of European Seas
- Le mot benthique désigne la vie propre aux fonds marins
- Un pockmark est une trace laissée en surface des sédiments par la percolation de fluides au travers de la colonne sédimentaire
- Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer
- Voir à ce sujet L’étrange univers du méthane océanique, article paru dans RTD Info, n°48, février 2006, p. 9
Coraux d’eau froide
Difficile d’évoquer les coraux sans imaginer les superbes plages des régions tropicales du globe. Pourtant, un corail d’un autre type se développe dans les fonds sombres des mers, moins colorés que ses notoires cousins du sud, mais répandus sur une zone bien plus large, ce qui a été découvert tout récemment grâce aux améliorations des technologies d’exploration des grands fonds. Ces récifs coralliens croissent à des profondeurs de 40 à 6 500m, dans l’ensemble des mers d’Europe, des fjords de Norvège aux eaux tempérées de la Méditerranée, tout comme dans le reste du monde. Bien que le Lophélia Pertusa, un corail blanc, en soit le plus illustre représentant, pas moins de 1300 espèces différentes ont été répertoriées à ce jour rien qu’en Atlantique du Nord-est. Capables de s’étendre sur plusieurs kilomètres de long, les récifs de coraux d’eau froide sont au cœur d’un riche écosystème, qui fournit protection, gîte et couvert à nombre d’organismes marins, dont une multitude de poissons à valeur commerciale. Cependant, outre les impacts dus au changement climatique et ceux causés par les forages offshores d’hydrocarbures, des pans entiers de coraux d’eau froide sont arrachés par les chaluts de grands fonds, qui raclent les sols marins en quête de poisson. Ces coraux se développent 10 fois moins vite que les coraux tropicaux, une centaine, voire un millier d’années de croissance se trouvent réduit à néant en un instant. Ces dernières années, quelques pays, dont la Norvège, l’Irlande et le Royaume-Uni, imposent des mesures de protection en faveur ces spécimens méconnus. Un cadre législatif qui répond enfin aux nombreux appels des scientifiques intrigués par ce biotope de l’ombre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire