Interview: Dermatologie

La peau: carrefour

des spécialités médicales

Publié dans research*eu, n°58, Décembre 2008 - Read the English version

Lars French dirige le département de dermatologie de l'hôpital universitaire de l'université de Zurich (CH). Martin Röcken remplit la même fonction au sein de l'université de Tübingen (DE). Tous deux sont à la fois cliniciens et chercheurs. Points de vue croisés sur l'état de la recherche européenne en dermatologie(1).




Technique de détection (dermoscopie digitale) permettant un  diagnostic précoce du mélanome. © Department of Dermatology-Zurich  University Hospital
Technique de détection (dermoscopie digitale) permettant un diagnostic précoce du mélanome. © Department of Dermatology-Zurich University Hospital



Fin 2007, une nouvelle association, l'European Skin Research Foundation (ESRF), a vu le jour. Vous avez tous deux été les initiateurs de cette organisation. Pourquoi?

Lars French Les origines de la dermatologie sont profondément européennes, mais le financement de la recherche sur la peau est malgré tout plus performant aux États-Unis. Même si des organismes tels que la Société européenne pour la recherche dermatologique (ESDR) établissent un lien entre les cabinets et les laboratoires, les dermatologues européens s'impliquent nettement moins que leurs collègues américains dans la collecte de fonds de recherche auprès de donateurs privés. La réussite des États-Unis se fonde sur des structures comme la Dermatology Foundation (DF), une association qui a grandement aidé à développer la recherche dermatologique américaine tout en comblant le fossé qui sépare les cliniciens des laborantins. Le but de l'ESRF est donc de créer l'équivalent de la DF en Europe.
Martin Röcken La recherche en dermatologie progresse si rapidement qu'il est fondamental pour un clinicien de mettre à jour ses connaissances en matière de biologie et de physiologie de la peau. Un des objectifs de l'ESRF sera d'améliorer, au niveau européen, la compréhension du fonctionnement de la peau, en offrant aux cliniciens des bourses pour qu'ils puissent ponctuellement conduire une recherche au sein d'un laboratoire renommé. De jeunes médecins bénéficieront ainsi de l'expérience de grands laboratoires et utiliseront les compétences qu'ils ont acquises pour monter chez eux leur propre groupe de recherche indépendant. De cette manière, nous parviendrons à construire en Europe une culture d'innovation dans le domaine de la dermatologie.

Quelles sont les grandes avancées qui ont marqué la recherche dermatologique ces vingt dernières années?

M.R. La dermatologie a accompli des progrès considérables, et ce dans ses quatre principaux axes de recherche: l'inflammation, les affections génétiques, la compréhension des cancers et leur traitement. Une meilleure maîtrise des mécanismes de l'inflammation cutanée a conduit au développement de nouvelles stratégies de soin. C'est le cas du psoriasis, par exemple, qui concerne près de 2 % des Européens et dont les patients les plus sévèrement touchés ne disposaient d'aucune prise en charge efficace. De même, la photothérapie permet désormais de soulager la sclérodermie, une pathologie qui provoque des lésions cutanées. Dans les années '80, les dermatologues étaient incapables de soigner des affections cutanées engendrées par le SIDA, telles que le sarcome de Kaposi Aujourd'hui, ces patients peuvent vivre presque normalement avec ces pathologies. Il n'y avait aucune stratégie de prise en charge pour le mélanome, il y a vingt ans. Maintenant, nous savons que ces tumeurs peuvent être résorbées grâce à une stimulation du système immunitaire.
Et même si ce type de traitement n'est pas encore au point, nous comprenons mieux les différents mécanismes cellulaires qui conduisent à la formation d'une tumeur.
L.F. La dermatologie a grandement bénéficié du développement technologique des deux dernières décennies. La biotechnologie permet aujourd'hui de générer, à partir de cellules ou de bactéries, des anticorps ou des protéines de fusion qui bloquent de manière extrêmement ciblée la réaction inflammatoire responsable du psoriasis. De même, grâce aux progrès de la génomique, les gènes responsables de certaines génodermatoses (NDLR: maladies héréditaires de la peau) ont été identifiés, ce qui permettra de mettre au point de nouvelles méthodes de prise en charge, notamment par le biais des thérapies génique et protéique. La recherche sur les cellules souches a également été à l'ori gine de nouvelles avancées. Lors du dernier Congrès mondial de dermatologie de Kyoto, des chercheurs ont ainsi présenté des résultats très prometteurs pour les patients atteints d'épidermolyse bulleuse dystrophique, une grave affection génétique qui provoque un décollement de la peau. Les résultats de greffes de moelle osseuse sur des souris ont démontré qu'une rémission complète de la maladie est peut-être possible si on parvient à transposer la technique à l'homme.

Quelles sont les maladies de la peau les plus meurtrières?

M.R. Il y a les cancers, bien sûr, parmi lesquels le mélanome, qui est en passe de devenir un des cinq cancers les plus meurtriers pour les populations blanches d'ici 10 à 20 ans. Au sein des pays les plus pauvres, les maladies inflammatoires et infectieuses de la peau sont parmi les plus mortelles. Certaines affections t otalement éradiquées dans nos régions, comme la lèpre ou le noma (voir encadré), font encore de nombreuses victimes dans les pays en développement. Il y a aussi, indirectement, les maladies comme le lupus ou le SIDA, qui engendrent des maladies de la peau, et dont l'élaboration de la prise en charge doit se faire en concertation avec d'autres disciplines. Les effets secondaires cutanés de certains traitements illustrent aussi l'importance de l'interdisciplinarité en matière de dermatologie. Des patients traités pour un cancer du côlon font parfois des crises d'acné généralisées d'une telle ampleur qu'il faut interrompre totalement les soins.
L.F. Les allergies médicamenteuses sévères conduisant à des affections comme la nécrolyse épidermique toxique, qui peuvent tuer jusqu'à 30 % des patients atteints, sont terriblement dangereuses. Elles requièrent un traitement très rapide. En quelques heures seulement, de grandes surfaces de la peau des malades se décollent de telle manière qu'ils se retrouvent dans un état comparable à celui des grands brûlés. Depuis quelques années en Europe, on observe aussi une recrudescence de maladies sexuellement transmissibles (MST) qui avaient totalement disparu, comme la syphilis ou la gonococcie. En Europe de l'Ouest, cette recrudescence est surtout observée chez les homosexuels, mais l'incidence de la syphilis étant nettement supérieure en Europe de l'Est, et le transfert de nouveaux cas vers l'Ouest constitue un risque accru. Nous, médecins, devons donc réapprendre à dépister rapidement ces maladies.
Ces exemples - et, de manière plus générale, l'amplification de la mobilité des personnes - démontrent à quel point il est fondamental de collaborer au-delà des frontières nationales. Il existe plus de 2 000 maladies cutanées et nombre d'entre elles sont des maladies rares. Unir nos forces au niveau européen est essentiel, tant pour la prévention que pour la recherche et le développement de nouveaux traitements.

Propos recueillis par Julie Van Rossom

  1. Les deux intervenants ont été interviewés séparément.


Lars french © Department of Dermatology-Zurich University HospitalLars french © Department of Dermatology-Zurich University Hospital
Martin Röcken © Department of Dermatology-Zurich University  HospitalMartin Röcken © Department of Dermatology-Zurich University Hospital


Défigurés


Le noma est une gangrène foudroyante, qui commence par une lésion bénigne de la bouche puis détruit très rapidement les tissus et les os du visage. Malnutrition et mauvaises conditions d'hygiène sont un terreau idéal pour cette maladie qui touche généralement les enfants de moins de 6 ans et dont la mortalité s'élève à 80 %. Les survivants souffrent de mutilations atroces qui les empêcheront à vie de s'alimenter et de respirer normalement.
Même si la région de la bande du Sahel est la plus touchée, le noma est endémique dans de nombreux pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique Latine. Selon les dernières estimations de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) datant de 1998, 100 000 nouveaux cas sont déclarés chaque année. La prévention est fondamentale, car la maladie peut être soignée assez facilement et à coût réduit si elle est dépistée à temps.
www.nonoma.org

Repères de la recherche dermatologique européenne


La Société européenne pour la recherche dermatologique (ESDR)
Fondée en 1970, elle regroupe des chercheurs, des cliniciens et des chercheurs-cliniciens.
L'Académie européenne de dermatologie et de vénérologie (EADV)
Elle fut créée en 1987 pour représenter les dermatologues au niveau européen. Tous les dermatologues cliniciens en sont membres.
La Fondation René Touraine
Association française à l'origine, mais dont la visée est européenne. Elle a été créée en 1991.
Le Forum Européen de Dermatologie (EDF)
Sa création date de 1997. Elle réunit l'ensemble des chefs de service et des profils académiques de la dermatologie.
L'European Skin Research Foundation (ESRF)
Elle a été lancée fin 2007 à l'initiative de l'ESDR avec la collaboration de l'EDF, l'EADV et la Fondation René Touraine.
Elle offre des bourses de recherche en vue de catalyser l'excellence scientifique européenne en matière de dermatologie.

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