La révolution géothermique
Publié dans research*eu, Edition spéciale Terre, Septembre 2008 - Read the English versionPropre, renouvelable, constante et bien répandue sur le globe, l’énergie géothermique s’exploite déjà dans nombre de centrales thermiques et électriques. Aujourd’hui, la recherche élabore de nouvelles techniques qui permettront à la géothermie de s’étendre sur une plus vaste zone géographique. Visite de la centrale pilote de Soultz-sous-Forêts, en Alsace.
À première vue, Soultz-sous-Forêts n’a rien d’exceptionnel. C’est un petit village alsacien typique, situé au bord de la frontière franco-allemande, dont l’ambiance bucolique laisse à peine transparaître l’agitation qui règne sur une colline adjacente au village. Car depuis deux décennies, se fomente ici un ambitieux projet de recherche.
Son objectif? La mise sur pied de la toute première station électrique de géothermie Enhanced Geothermal System – EGS (Système Géothermique Stimulé). Un concept révolutionnaire imaginé aux États-Unis dans les années ’70, qui permet d’extraire la chaleur terrestre là où, auparavant, il était impossible de le faire.
Ingénieurs, géologues, géophysiciens, sismologues, caristes, grutiers, électromécaniciens… Même si le noyau dur du projet «Soultz» ne comporte que 15 membres permanents, une panoplie de profils d’horizons divers se relaye constamment sur le site. Une activité bien fournie qui s’est exacerbée depuis janvier 2008, date où a commencé l’installation des équipements de surface nécessaires pour transformer la chaleur de la terre en énergie électrique. Nous sommes à la fin du mois de mai. Le projet célèbre l’aboutissement de 20 ans de recherches effrénées. Enfin, cette centrale géothermique d’un genre nouveau, fruit d’une collaboration européenne financée sur fonds publics et privés, produit ses tout premiers kilowatts. Une grande première au niveau mondial.
Exploiter un milieu mal connu
En soi, le concept de la géothermie, l’extraction de la chaleur souterraine principalement issue de la désintégration des éléments radioactifs des roches de l’enveloppe terrestre, n’est pas nouveau. Son développement s’est accéléré avec la crise pétrolière des années ’70. Nombre de centrales géothermiques à travers le monde génèrent déjà de l’électricité ou alimentent des réseaux de chauffage, mais un élément fondamental les distinguent de celle de Soultz: l’eau souterraine. Car les techniques(1) existantes se limitent à pomper l’eau chaude d’un aquifère pour l’injecter dans un réseau de chauffage ou actionner des turbines générant de l’électricité.Toute l’originalité du concept étudié à Soultz se trouve précisément dans le fait qu’il permet de se passer de ressources hydrogéologiques locales. L’eau est en effet injectée depuis la surface au sein de fractures naturelles qui sillonnent des roches cristallines situées à une profondeur assez grande que pour en extraire une quantité de chaleur utile. Dans le cas du fossé rhénan, zone géologique où s’érige le site pilote de Soultz, la roche étudiée depuis vingt ans par les chercheurs est le granite.
Albert Genter, du Bureau de Recherches Géologiques et Minières – BRGM (FR), est géologue structuraliste. Il n’est coordinateur scientifique du projet Soultz que depuis septembre 2007, mais connaît le site depuis longtemps: sa thèse de doctorat portait sur le granite de Soultz. «Les expériences de terrain ont commencé en 1987, avec le forage du puits GPK1 qui nous a permis d’effectuer les premiers carottages et de déterminer, à l’aide de diverses techniques d’imagerie acoustique, les caractéristiques des fractures de la roche», explique-til en pointant un vieux forage situé juste devant les bureaux du Groupement Européen d’Intérêt Économique (GEIE) «Exploitation minière de la chaleur», l’organisme en charge du projet.
«Nous avons ainsi obtenu une image plus précise du sous-sol. Les anciennes données recueillies lors de campagnes d’extraction pétrolières ne nous renseignaient que très peu sur les roches cristallines sous-jacentes aux couches sédimentaires car, peu exploitables, elles ont rarement retenu l’attention des géologues. En revanche, ces données nous ont renseignés sur le gradient géothermal atypique de la région: l’accroissement de température en fonction de la profondeur est ici beaucoup plus important qu’ailleurs.»
«Les chercheurs américains qui ont initialement imaginé le concept EGS l’avaient nommé Hot Dry Rock Geothermy (Géothermie des roches chaudes sèches). Mais les expériences de Soultz ont démontré qu’en fait le granite du site n’est pas sec. Nous y avons trouvé de l’eau naturelle, en petite quantité, mais suffisamment pour pouvoir être exploitée dans le cadre de la centrale géothermique. Cet aquifère salin a donc servi de réservoir pour pomper l’eau destinée à être réinjectée dans le système de fractures.»
Mais si la centrale tire profit d’un aquifère, l’originalité du projet est-elle mise en péril? «Pas du tout», rassure Genter. «Nous sommes tout simplement opportunistes. L’eau est pompée sur le site mais elle est injectée dans un système de fractures qui n’en contient presque pas à l’origine.»
Ouvrir la roche
Les recherches exploratoires ont permis de mettre en évidence l’existence d’un réseau de fractures assez développé que pour pouvoir servir de système de circulation géothermique, mais l’eau ne pouvait y être injectée directement, les fractures du granite étant obstruées par des dépôts naturels, de la calcite et d’autres dépôts siliceux, argileux et ferreux. Avant d’entamer les tests de circulation pour éprouver les qualités du système, il a donc fallu façonner le milieu pour le rendre exploitable.«Pour élargir les fractures et améliorer la connexion du réseau naturel avec les forages, nous avons utilisé deux techniques. La méthode classique ou stimulation hydraulique, consiste à injecter des milliers de mètres cube d’eau à des débits assez élevés pour réouvrir les fractures de la roche. Le hic, c’est que cette technique provoque des minisecousses sismiques. Même si la plupart d’entre elles étaient extrêmement faibles, certaines ont atteint une magnitude assez grande pour pouvoir être ressentie (environ 2 sur l’échelle de Richter)» (2). La stimulation hydraulique est une opération très délicate. En 2006, à Bâle, où des chercheurs travaillent sur un projet similaire, elle s’est soldée par un tremblement de terre de 3,4.
«Du point de vue scientifique, ces phénomènes de micro-sismicité sont un signe positif, car ils démontrent l’efficacité de la stimulation. Mais des problèmes concrets ont surgi: de nombreuses habitations bordent le site et il faut évidemment en tenir compte. Ensuite, la stimulation hydraulique n’a pas mené aux résultats escomptés, la connectivité des puits restait encore trop faible. Nous avons donc décidé de les stimuler chimiquement. Des acides faibles ont été dilués dans de l’eau puis injectés dans le sous-sol, en vue de dissoudre les dépôts hydrothermaux qui subsistaient.»
Bingo. Dès 2006, les tests de circulation ont démontré que la combinaison des stimulations chimiques et hydrauliques a permis d’améliorer de manière satisfaisante les performances hydrauliques du système. Le projet Soultz est donc passé à la vitesse supérieure: la construction de la centrale électrique.
Entre surface et profondeur
À environ 1 km des bureaux du GEIE, sur une petite colline, se trouve le noyau dur de Soultz, le lieu où s’érige désormais la centrale électrique proprement dite. Un labyrinthe inextricable de tuyaux bordé par de grandes structures: deux cheminées rouges, les séparateurs et une énorme plate-forme verte, le refroidisseur. «Les séparateurs sont destinés à dissocier l’eau liquide et la vapeur. Le puits ayant été au repos plusieurs mois, l’eau géothermale pompée contient encore de nombreuses particules de roche, et ne peut donc être réinjectée telle quelle dans le forage d’injection.Ces impuretés risqueraient de boucher les filtres et d’abimer le matériel de la centrale.»
«Le refroidisseur est utilisé pour liquéfier l’isobutane, le fluide caloriporteur qui récupère la chaleur des eaux géothermales au sein des échangeurs de chaleur, et qui permet de faire tourner la turbine de la centrale. Vu qu’aucune source d’eau assez froide n’est accessible aux abords du site, nous avons opté pour un système de refroidissement par air pourvu de neuf ventilateurs.»
En aval du refroidisseur, la turbine, élément clé de la centrale, est précieusement isolée au sein d’un coffret spécifique. Couplée à la génératrice, c’est elle qui produit l’électricité avant de l’envoyer dans le réseau national. L’échangeur de chaleur se trouve juste à côté, entrelacement de cylindres et de tubes, où circulent les eaux géothermales et l’isobutane.
Au centre de ces équipements de surface, se dresse le coeur de la station, le triplet géothermique, trois puits de forage qui s’enfoncent à quelque 5000 m sous terre. Ce sont les plus anciennes structures du site, celles autour desquelles se sont concentrées toutes les attentions des chercheurs avant que le matériel de surface de la centrale ne vienne s’y greffer. GPK3 est le puits d’injection, celui via lequel on incorpore l’eau dans le sous-sol. Cette dernière est ensuite récupérée par les puits de production, GPK2 et GPK4, qui transportent l’eau géothermale au sein des installations superficielles. À la surface, les têtes de puits ne sont distantes que de 6 m l’une de l’autre, mais en profondeur, environ 650 m séparent les trois forages.
«Cela permet à l’eau de circuler dans les fractures assez longtemps pour se réchauffer. À l’origine, nous visions une profondeur permettant d’atteindre 200 °C, le point d’ébullition des fluides caloriporteurs utilisés alors. Mais avec la déperdition lors de sa remontée, l’eau récupérée n’excédait pas les 170 °C-180 °C. Heureusement, il existe aujourd’hui des fluides organiques comme l’isobutane, qualifiés de binaires, dont le point d’ébullition est plus bas. Le forage des trois puits nous a également permis de découvrir que le gradient géothermal n’était pas constant. Plus on creusait, moins l’augmentation de la température était importante. Aujourd’hui, nous savons que la profondeur optimale se situe entre 3 000 et 3 500 mètres.»
Les enjeux futurs
Outre les trois puits exploités pour récupérer la chaleur souterraine, deux autres forages ont été réalisés à Soultz: GPK1, à 3600 m, pour les recherches exploratoires, et surtout ESP1, à 2 200 m, destiné à superviser la bonne marche des opérations de la centrale. Il est pourvu d’une myriade de capteurs thermiques et hydrauliques. «À l’origine, il devait être beaucoup plus profond. Mais il a dévié horizontalement lors de sa création, et nous avons cessé les travaux. Une déception du point de vue géothermique, mais une aubaine du point de vue géologique. Ce forage permet d’extraire des carottes entières de granite et d’obtenir un aperçu beaucoup plus précis de la structure et de la nature de la roche. Les échantillons recueillis dans les autres puits, eux, nous proviennent sous forme de débris à partir desquels nous ne pouvons qu’inférer la composition d’origine de la roche.»ESP1 n’est pas le seul outil de monitoring de Soultz. En effet, dès le début des années ’90, un réseau de puits d’observation sismique a été mis en place tout autour du site. Tout comme ESP1, ces forages de 1 500 m sont en fait d’anciens puits pétroliers, récupérés dans le cadre des recherches. «Les données de ces stations sismiques sont complétées par celles recueillies par le Réseau National de Surveillance Sismique – RéNaSS basé à Strasbourg.»
Un réseau de fractures effectif, le montage de la centrale achevé et les premiers kilowatts d’électricité produits en juin 2008… le projet Soultz a désormais atteint son objectif principal. Les défis futurs n’en restent pas moins immenses. «Même si nous avons déjà effectué nombre de tests d’injection et de production, ces derniers ne se sont jamais prolongés au-delà de quelques mois», explique Marion Schindler, géophysicienne du Bundesanstalt für Geowissenschaften und Rohstoffe – BGR (GE) chargée du recueil et de la centralisation des données hydrauliques et thermiques du site. «Dans les prochaines années, nous prévoyons de récolter de nombreuses données sismiques, de température, de pression ou de qualité des eaux géothermiques. Le tout en vue de déterminer le comportement des fractures sur le long terme», déclare-t-elle, enthousiaste. «Des informations essentielles pour les centrales du même genre qui se développent d’ores et déjà à travers le monde, mais aussi pour celles qui s’érigeront à l’avenir.»
Julie Van Rossom
- Nous nous référons ici aux systèmes géothermiques de basse et haute énergie.
- Les citations non attribuées sont d’Albert Genter.
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