L’invisible eau de vie
Publié dans research*eu, Edition spéciale Terre, Septembre 2008 - Read the English versionDepuis que la nécessité de mieux gérer les réserves mondiales d’eau est devenue un objectif majeur pour les gouvernements de la planète, les menaces qui pèsent sur l’eau souterraine ont été propulsées sur le devant de la scène. Toutefois, les incohérences perdurent…
Depuis l’Antiquité, les sourciers la recherchent armés d’une simple baguette de bois. À l’aveuglette, diront la plupart des scientifiques, tant la distribution de l’eau souterraine est conditionnée par les particularités de la géologie locale. Les connaissances géologiques nécessaires à son exploitation se sont surtout développées au 19ème siècle et ce n’est que depuis une vingtaine d’années que l’on dispose, dans certains pays, d’images des sols en trois dimensions permettant de la localiser et de la gérer.
Ce n’est que dans les sols karstiques que l’eau forme des rivières et des lacs, alors qu’en général elle prend la forme d’une multitude de gouttelettes qui s’immiscent dans les milieux souterrains poreux. Certains sols agissent comme d’immenses éponges qui filtrent une partie de l’eau de pluie et la stockent dans la zone de saturation, lieu où l’ensemble des interstices sont gorgés d’eau.
Les bases de l’eau souterraine
Cette eau forme les nappes phréatiques et reste emprisonnée de quelques jours à plusieurs milliers d’années. Elle fait partie intégrante du cycle hydrologique, sa vitesse de circulation variant selon l’aquifère – la formation géologique où elle transite. Car, à l’exception des nappes fossiles des régions désertiques, dont les réserves sont limitées par la rareté des précipitations, l’eau souterraine circule et se renouvelle, lentement ou rapidement, selon le type de sol qui la renferme et la pente de la couche imperméable sous-jacente à l’aquifère.Si chaque aquifère est unique de par ses spécificités géologiques, on peut caractériser la manière dont l’eau y réside. Dans un aquifère poreux, composé de matériaux meubles comme du sable ou du gravier, l’eau circule entre les grains de la roche. Dans un aquifère fissuré, elle se meut à travers des fissures qui zèbrent des couches géologiques telles que du granite ou du schiste. Les aquifères karstiques, constitués de craie ou de calcaire, comportent des fissures, des cavités et, parfois, des pores.
On dit qu’une nappe phréatique est libre lorsqu’elle fluctue de haut en bas sans contrainte, en général dans un aquifère de faible profondeur. À l’inverse, si une couche de sol imperméable la recouvre, la nappe est captive. Elle se trouve dès lors à de plus grandes profondeurs et l’eau, sous pression, peut parfois jaillir à la surface via un puits artésien. Les nappes alluviales constituent un type particulier de nappes libres, formées dans les grands épandages de sable et de gravier qui bordent les fleuves et rivières.
Un savoir déterminant
La plupart des environnements aquatiques dépendent largement de la régulation naturelle apportée par les eaux souterraines. Nombre de rivières, par exemple, se tariraient en été, si elles n’étaient alimentées par les nappes alluviales qui les bordent ou, à l’inverse, déborderaient systématiquement en hiver si le sol n’absorbait le surplus des précipitations. L’eau souterraine fournit presque le tiers du volume de tous les cours d’eau de la planète, soit environ 12 000 km³ par an.Cette ressource vitale contribue donc grandement à réguler l’écoulement des eaux de surface, et en étudier la mécanique est essentiel pour comprendre et prévoir les inondations. Un savoir tout aussi crucial dans le domaine de la construction, tant pour éviter les remontées de nappes dans les bâtiments que pour garantir la stabilité du sol où ils s’érigent. Car les aquifères font partie intégrante de la géologie propre à une région. Au Mexique, par exemple, la baisse de niveau des eaux due à la surexploitation des nappes a provoqué des affaissements de terrain et détruit nombre d’infrastructures. À Riyad, en Arabie Saoudite, l’adjonction d’eau potable issue des usines de désalinisation provoque la remontée des nappes, celle-ci déformant les caves et le réseau de distribution d’eau courante.
Facile d’accès, souvent d’excellente qualité et offrant un bon débit, l’eau souterraine est largement utilisée par les industries, principalement comme liquide de refroidissement. Mais elle est surtout vitale pour l’irrigation: environ 40 % de l’agriculture mondiale en dépend au moins en partie. L’élément déterminant des eaux du sous-sol réside toutefois dans le fait qu’elles constituent une formidable réserve d’eau potable. Hormis l’énorme quantité d’eau douce inexploitable emprisonnée dans les glaciers et les calottes polaires, près de 97 % des réserves accessibles de la planète se cachent sous terre. En Europe, environ 50 % de l’eau potable provient des nappes phréatiques.
Ressource vitale menacée
«Les eaux souterraines sont généralement de meilleure qualité que les eaux de surface car elles sont préalablement filtrées au sein de la zone non-saturée qui surplombe le réservoir», précise Maciej Kłonowski, hydrogéologue d’EuroGeoSurveys. Si les conditions géologiques le permettent, elles peuvent aussi être pompées localement. Deux avantages qui rendent leur exploitation peu coûteuse.Leur rôle vital est pourtant trop souvent ignoré tant par les exploitants que par les consommateurs. Omission dont font notamment les frais les pays du pourtour méditerranéen. En Espagne, sur 100 aquifères, plus de la moitié sont surexploités. Dans le bassin de la rivière Segura, le rapport entre la quantité d’eau prélevée dans les nappes et la quantité renouvelée par les précipitations est passé de moins de 20%, dans les années ’80, à 130% en 1995.
«Une fois que l’on pompe l’eau d’une nappe, il est fondamental de le faire de manière durable », souligne Maciej Kłonowski. «La sur exploitation d’un aquifère peut en effet engendrer une modification de la composition chimique de l’eau, comme par exemple une augmentation néfaste de la concentration en fer ou en manganèse. Une autre conséquence possible est l’ascension de saumure provenant des aquifères profonds sous-jacents ou, dans les régions côtières, l’intrusion d’eau de mer dans la nappe. Tous ces facteurs rendent l’eau souterraine impropre à la consommation. Et vu que le traitement d’une nappe est impossible ou extrêmement coûteux, l’aquifère doit bien souvent être abandonné pour des années voire pour toujours.»
Dans les régions arides ou semi-arides où l’eau souterraine est d’autant plus précieuse, la ressource est particulièrement mal gérée. «En Espagne, une grande quantité d’eau est utilisée pour la culture de produits agricoles précoces, comme les fraises. Et avec des méthodes d’irrigation mal adaptées: l’eau est simplement aspergée sur les champs, et donc largement gaspillée par évaporation. Un exemple qui démontre à quel point l’ajustement des activités de surface à la quantité d’eau disponible est impératif pour préserver les nappes de manière durable», rappelle Wilhem Struckmeier, secrétaire général de l’Association Internationale des Hydrogéologues – IAH. «Cette méconnaissance, voire omission, du rôle fondamental des eaux souterraines n’est pas propre aux pays du Sud. Au Nord, la ressource est tout aussi peu considérée, mais les conséquences de sa mauvaise gestion se font simplement moins sentir car l’eau abonde en surface.»
Un savoir parcellaire
Le développement des industries et l’intensification de l’agriculture ont accéléré l’exploitation de l’eau souterraine à partir des années ’50. «Malheureusement, le financement de la recherche en hydrogéologie a surtout visé à parfaire les connaissances nécessaires au développement de l’ingénierie civile. Les efforts se sont concentrés sur la faisabilité de l’extraction, et pas sur l’étude du rôle de l’aquifère dans le cycle de l’eau ou sur le fonctionnement global de la nappe. Si, en Europe, nous sommes capables d’exploiter les nappes, le savoir hydrogéologique est encore trop parcellaire que pour le faire de manière durable», déplore Wilhem Struckmeier.Le lancement de l’ambitieuse Directivecadre européenne sur l’eau, en 2000, marque un tournant dans la politique de l’Union en la matière. Nombre de recherches ont été lancées en vue d’améliorer la gestion de cette ressource vitale. Le projet AquaTerra en est un bon exemple. Il vise à mieux comprendre les multiples interactions qui régissent le système rivière/sédiments/eau/sol des bassins versants (1). «Nous étudions le mouvement des pollutions à travers ces différents compartiments, un domaine encore très méconnu. On ne sait par quels procédés le sol stocke durant des années, voire des milliers d’années, des polluants comme les HAP(2), par exemple. De nombreuses interrogations demeurent aussi sur les procédés microbiologiques qui interviennent dans la dégradation de certains polluants au sein des sols et dans l’eau», explique Johannes Barth, hydrogéologue de l’université de Tübingen (GE) et coordinateur scientifique d’AquaTerra.
L’atout principal de ce projet est de rassembler une large palette de scientifiques et d’acteurs de terrain. Géologues, chercheurs en socio-économie, ingénieurs environnementaux, chimistes, gestionnaires, décideurs politiques…Tous sont réunis en vue d’amasser les bases scientifiques nécessaires à l’élaboration de modèles numériques destinés à épauler la gestion des bassins versants. Les théories dégagées au sein des laboratoires seront éprouvées sur les bassins de l’Èbre, du Danube, de la Meuse, de l’Elbe et des sources de Brévilles, des systèmes hydrauliques volontairement très différents en vue de faciliter l’extrapolation des résultats d’AquaTerra à d’autres bassins.
Le projet a déjà permis de mieux comprendre l’importance des plaines alluviales qui bordent fleuves et rivières. «Non seulement elles permettent de prévenir les inondations, mais leur dynamique de pH et la particularité de leur condition d’oxydoréduction leur font tenir un rôle déterminant dans le cycle de résorption des pollutions», explique Johannes Barth.
De la parole aux actes
Explosion de la démographie mondiale, conséquences incertaines du réchauffement climatique, iniquité de l’accès des peuples à l’eau, les ingrédients d’un scénario d’une «crise de l’eau» sont bien présents et réclament une gestion globale durable des eaux souterraines. Toutefois, d’énormes lacunes scientifiques perdurent à leur sujet. Bien qu’enfouis sous terre, ces réservoirs d’eau douce n’en restent pas moins reliés aux sols et au reste du cycle de l’eau. Leur sensibilité aux activités humaines de surface pourrait aussi impliquer une remise en question de nos modes de consommation et de production, en particulier agricoles. Toutes ces réalités font que seule une approche pluridisciplinaire permettra de dégager les réponses adéquates pour gérer l’eau souterraine de manière durable.En 2004, les gouvernements européens ont, dans une directive sur les eaux souterraines, souligné l’importance des eaux cachées du globe. Mais ces bonnes intentions se transposent à peine en actes. «Seul un appel à projet concernait directement les eaux souterraines au sein du 7ème programme-cadre», regrette Johannes Barth. «C’est une aberration que s’attaquer à des questions environnementales d’une telle envergure en offrant si peu de moyens à la recherche scientifique relative à l’eau.»
Une opinion partagée par Wilhem Struck - meier. «Nombre de bases scientifiques fondamentales font encore défaut pour établir un système de protection efficace des eaux souterraines. Il n’existe aucune définition claire de ce qui doit être considéré comme une masse d’eau souterraine, terme utilisé dans la Directive européenne des eaux souterraines. Les modalités de recueil des données sur la qualité de ces eaux sont aussi trop hétérogènes, et manquent de pertinence dans de nombreux pays européens. Les financements de l’Union en la matière se concentrent beaucoup sur la résorption des pollutions ou la surexploitation des nappes, au détriment des projets visant l’amélioration de la gestion. À mon sens, l’Europe se centre trop sur les conséquences des problèmes et pas assez sur leur origine.»
Julie Van Rossom
- Un bassin versant est une portion de territoire délimitée par les lignes de crête dont les eaux alimentent un exutoire commun comme un cours d’eau, un lac ou encore la mer.
- Hydrocarbures aromatiques polycycliques, un type de polluants organiques persistants (POP).
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