Océans

Le Grand Bleu sous acide

Publié dans research*eu, n°62, Avril 2010 - Read the English version
Les émissions de CO2 ne contribuent pas seulement à amplifier l’effet de serre, elles ont aussi un impact plus insidieux sur l’acidité des océans. Un phénomène qui pourrait déstabiliser les écosystèmes marins de la planète.



En laboratoire: mesures de la calcification et de 
la migration de  traces métalliques par isotopes. © Jean-Louis 
Teyssié/International  Atomic Energy AgencyEn laboratoire: mesures de la calcification et de la migration de traces métalliques par isotopes. © Jean-Louis Teyssié/International Atomic Energy Agency

On le sait. L’océan joue un rôle déterminant dans la régulation du climat. Gigantesque réservoir de CO2, il retient un quart des émissions de gaz carbonique relâchées par les activités humaines depuis 200 ans. Une capacité d’absorption qui s’explique essentiellement par un processus physique (voir encadré). La nature tend toujours vers l’équilibre, et vu que le CO2 se dissout dans l’eau, il transite aisément de l’atmosphère aux océans. Sans cette réaction, le changement climatique serait beaucoup plus important. Mais il y a le revers de la médaille: l’acidification des océans.
«Jusqu’à une période récente, on ne pensait pas que la chimie de l’eau de mer serait bouleversée au point d’entraîner des répercussions sur la biologie des organismes et sur les écosystèmes marins», explique Jean-Pierre Gattuso, océanographe et coordinateur d’EPOCA, vaste programme de recherche européen lancé en 2008 pour déterminer l’impact de l’acidification des océans sur les biotopes marins.

Effet boule de neige

Le CO2 est un gaz acide. Lorsqu’il se dissout dans les océans, il réagit avec l’eau et les ions carbonates pour former des ions bicarbonates. Cette réaction augmente la quantité d’ions H+ dans l’eau de mer, ce qui implique une augmentation de son acidité, mesurée par une diminution de son pH. Elle diminue aussi la concentration d’ions carbonates, un élément fondamental pour une partie de la faune marine. Coraux, coquillages et crustacés sont autant d’exemples d’organismes directement menacés par ce phénomène. Leur point commun? Produire leur coquille ou leur squelette en captant des ions calcium et des ions carbonates dans l’eau de mer. Ils obtiennent ainsi les éléments nécessaires pour fabriquer le carbonate de calcium, autrement dit, le calcaire.
Avec moins de carbonate dans l’eau de mer, les organismes calcaires doivent donc dépenser plus d’énergie pour se développer. «À l’origine, nous pensions que la calcification, c’est-à-dire la capacité à produire du calcaire, serait tout simplement réduite. Mais la réalité est plus complexe. Alors que la calcification est effectivement ralentie chez certaines espèces, d’autres parviennent à maintenir une calcification normale mais au détriment d’autres fonctions vitales telles que la croissance ou la reproduction», explique Ulf Riebesell, océanographe du Leibniz-Institut für Meereswissenschaften de l’université de Kiel (DE) et coordinateur de BIOACID, projet de recherche allemand sur l’acidification des océans lancé en septembre 2009.
La réaction de certains organismes calcaires clés inquiète tout particulièrement les chercheurs. «Au sein des mers froides, les communautés coralliennes se trouvent à de grandes profondeurs où la concentration en carbonate est naturellement faible», explique Jean-Pierre Gattuso. «Les derniers résultats et modèles prédictifs démontrent que ces eaux pourraient devenir corrosives vis-à-vis du calcaire. L’augmentation de l’acidité limiterait donc non seulement la croissance des coraux d’eau froide, mais contribuerait aussi à dissoudre leur structure.» Tout comme les coraux tropicaux, ces coraux d’eau froide forment un habitat et un lieu de reproduction privilégiés pour la faune marine. «De nombreuses espèces cruciales pour l’industrie de la pêche sont menacées, tant au nord qu’au sud. Les impacts socio-économiques de la disparition des coraux pourraient être immenses. À ceci s’ajoutent des problèmes de sécurité car, dans les régions tropicales, les récifs coralliens constituent une barrière naturelle de protection des côtes contre les aléas de la mer», souligne Jean-Pierre Gattuso.
Autre source d’inquiétude, les ptéropodes, sorte de petits escargots nageurs. «La coquille des ptéropodes est formée d’aragonite, un type de calcaire moins stable et donc plus sensible à l’acidification», explique Ulf Riebesell. «Les ptéropodes jouent un rôle majeur dans la chaîne alimentaire marine. Le saumon du Pacifique Nord, par exemple, s’en nourrit presque exclusivement durant une étape de sa croissance. On ne sait si les espèces prédatrices pourront se rabattre sur d’autres proies ou si la raréfaction des ptéropodes entraînera un effondrement des populations.»

Une certitude, des milliers d’inconnues

Outre les organismes calcaires, d’autres espèces marines pourraient subir un impact direct de l’acidification des océans. Mais la recherche en la matière n’en est qu’à ses premiers balbutiements. La diminution du pH réduit la capacité d’absorption des sons dans l’océan, ce qui pourrait perturber la capacité des mammifères marins à se repérer et à localiser leurs proies. De même, peu d’études ont examiné l’impact de l’acidification sur les poissons. «Une recherche américaine a pu mettre en évidence un lien entre acidification et accroissement des otolithes. Ces os de l’oreille interne jouent un rôle majeur pour l’équilibre des poissons mais on ne sait pas dans quelle mesure un développement anormal pourrait être néfaste», explique Jean-Pierre Gattuso.
Pour étudier les impacts de l’acidification, les chercheurs d’EPOCA examinent les écosystèmes marins où la concentration de CO2 est naturellement élevée, comme au large de l’île d’Ischia, au Sud de l’Italie. Mais la majorité des recherches se concentre sur les zones polaires, qui captent plus de CO2 car ce gaz se dissout mieux dans les eaux froides. «L’acidification est plus rapide aux pôles. Ses impacts sur les écosystèmes sont donc a priori plus facilement détectables», explique Jean-Pierre Gattuso.
Comprendre les répercussions du phénomène sur le biotope marin est un pré-requis fondamental pour pouvoir déterminer le seuil d’acidité à ne pas dépasser si l’on veut maintenir l’équilibre actuel des océans. «Aucun seuil maximum de tolérance n’a encore pu être fixé. Nous disposons de très peu de recul. Les premières études de l’acidification des océans remontent à une quinzaine d’années tout au plus», précise Jean-Pierre Gattuso.
Une chose est sûre, l’acidification est en cours, elle est mesurable et augmente en même temps que les émissions de CO2. Le pH des océans serait ainsi déjà passé de 8,2 à 8,1 depuis le début de l’ère industrielle. Pour contrer le problème, une seule solution: réduire les émissions de CO2. Un impératif souligné par plus de 150 océanologues dans la Déclaration de Monaco, un texte publié en janvier 2009 qui exhorte les décideurs politiques à tenir compte de l’acidification des océans au cours des sommets sur le climat.

Julie Van Rossom



Un océan qui sature

Un processus physique est à l’origine de l’essentiel de l’absorption du CO2 par les océans. Ce mécanisme, communément désigné sous le nom de «pompe physique», est toutefois associé à un processus de «pompe biologique »(1) reposant notamment sur les algues calcaires. Celles-ci fixent le CO2 par photosynthèse dans leur coquille et l’entraînent vers les fonds marins lorsqu’elles meurent. À l’heure actuelle, on ne sait pas dans quelle mesure la réponse de ces organismes à l’acidification des océans pourrait perturber le fonctionnement du puits à carbone océanique. En 2009, se clôturait CARBOOCEAN, vaste projet européen dont le but était de quantifier la capacité de stockage du carbone par les océans. Les résultats démontrent un ralentissement de la capacité d’absorption du CO2 au sein de l’Atlantique Nord et de l’océan Austral. Reste à expliquer l’origine de ce ralentissement. «Ces variations peuvent être le résultat de phénomènes physiques, une augmentation des températures, par exemple, ou encore une différence de circulation des courants marins. Mais elles peuvent aussi s’expliquer de manière biologique», explique Ulf Riebesell. «Les mécanismes à la base de la pompe physique sont relativement bien connus. En revanche, ceux de la pompe biologique le sont beaucoup moins. Certains scientifiques affirment que l’acidification augmenterait son efficacité, d’autres prévoient le contraire. Il est essentiel de comprendre et de quantifier ces phénomènes pour accroître la fiabilité des modèles utilisés pour prévoir l’évolution future du climat.»
  1. Pour plus de précisions sur les pompes physique et biologique, voir «Le ciel entre CO2 et mer», numéro spécial de research*eu, décembre 2007.

Ces espèces, ayant une coquille ou un squelette calcaire, sont autant d’organismes à risque en raison de l’acidification des océans.
Cavolinia inflexa adulte collecté dans la baie de Villefranche  (FR). Ce mollusque vivant en pleine eau et possédant une coquille  calcaire est très sensible au pH. © Samir Alliouane/LOV-CNRSCavolinia inflexa adulte collecté dans la baie de Villefranche (FR). Ce mollusque vivant en pleine eau et possédant une coquille calcaire est très sensible au pH.© Samir Alliouane/LOV-CNRS

Juvénile de ptéropode méditerranéen Cavolinia inflexa. La partie  colorée en vert correspond à la coquille, teintée par de la calcéine  fluorochromique. © Steeve Comeau/LOV-CNRS
Juvénile de ptéropode méditerranéen Cavolinia inflexa. La partie colorée en vert correspond à la coquille, teintée par de la calcéine fluorochromique.© Steeve Comeau/LOV-CNRS
Limacina helicina, escargot de mer nageur vivant dans l’Arctique,  collecté dans le Kongsfjorden (Spitzberg). © Steeve Comeau/LOV-CNRS
Limacina helicina, escargot de mer nageur vivant dans l’Arctique, collecté dans le Kongsfjorden (Spitzberg).© Steeve Comeau/LOV-CNRS
Les algues corallines méditerranéennes représentent une flore  sous-marine très affectée par l’acidification des océans. © David  Luquet/OOV-CNRS-UPCM
Les algues corallines méditerranéennes représentent une flore sous-marine très affectée par l’acidification des océans.© David Luquet/OOV-CNRS-UPCM

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire